6
Newport. Rhode Island.
Depuis la défection de Paul et de Kerry, Archie avait donné carte blanche au département de sécurité et de protection pour les retrouver. Lawrence y passait ses nuits et ses jours, dormait dans son bureau, ne voyait plus ni sa femme ni ses enfants.
En y réfléchissant, il s’était convaincu que Barney et sa bande restaient en contact avec les transfuges. Deux personnes en fuite ne peuvent pas continuer de mener seules une enquête. Il leur faut un soutien.
Sur le mur au-dessus de son bureau, il avait reconstitué un organigramme du groupe qui, selon lui, devait servir de relais discret à Paul et à Kerry. Le noyau dur était constitué par les proches de Barney, cet imposteur. Lawrence les avait fait placer sous surveillance. Mais la plupart de ces agents avaient une haute compétence en matière d’écoutes et de filature. Ils savaient s’y prendre pour échapper à une attention indiscrète et, pour l’instant, rien d’anormal n’avait été signalé.
À la périphérie gravitaient des personnages sur lesquels Lawrence avait des doutes, mais qui étaient plus vulnérables. Parmi eux, l’un des plus difficiles à cerner était Alexander. À première vue, il s’agissait d’un esprit abstrait, d’un intellectuel qui n’avait reçu aucune formation pour l’action secrète. Barney n’avait donc pas lieu de s’en méfier. Pourtant, des rapports de ses collaborateurs l’avaient amené à réviser ce jugement. Il semblait en effet qu’Alexander avait récemment changé d’habitudes et de manières. Il sursautait quand quelqu’un entrait dans son bureau. Lui qui laissait d’ordinaire tout en désordre, il rangeait tous ses papiers jusqu’au dernier, avant de partir le soir et enfermait plusieurs dossiers dans un cartable qu’il emportait.
Ses collègues attribuaient ce changement à des soucis personnels. L’un d’eux, un jour qu’Alexander était parti plus tôt que d’habitude, l’avait entendu marmonner quelque chose à propos de Matteo, son fils aîné, âgé de six ans. Il se serait fait une mauvaise fracture en sautant du haut d’un toboggan.
Lawrence décida de vérifier. Il appela Cathy, l’ex-femme d’Alexander, qui vivait dans le New Jersey. Au terme d’une conversation banale comme il en avait avec elle une ou deux fois par an en tant que vieil ami du couple, Lawrence acquit la conviction qu’aucun des deux enfants d’Alexander n’avait jamais sauté d’un toboggan ni ne s’était cassé quoi que ce fût. De ce jour, il fit surveiller le directeur du département d’analyses jour et nuit. Les ruses d’Alexander ne résistèrent pas longtemps à une filature professionnelle.
Trois hommes se relayaient derrière lui le soir où il franchit la porte d’un restaurant afghan situé dans la banlieue nord de Newport, pour se rendre à l’une des réunions secrètes organisées par Barney. L’établissement était divisé en petites alvéoles par des claustras et des tapis suspendus. Tout au fond, quatre marches donnaient sur une arrière-salle entourée de banquettes basses, recouvertes de tapisseries et de coussins.
— Je reprends, dit Barney après avoir salué le nouvel arrivant. Kerry et Paul doivent arriver à Rio demain matin. Il faut que nous soyons prêts à les soutenir dans cette phase finale. Voilà pourquoi je tenais à ce que nous fassions le point ce soir.
Personne n’avait bronché quand la tenture s’était de nouveau levée. Ils étaient habitués aux allées et venues des serveurs. Il fallut que Lawrence reste un long moment appuyé au mur, les mains derrière le dos, pour que Tara remarque sa présence et pousse un cri.
— Vous avez bon goût, prononça Lawrence dans un silence complet. Ils ont beau être afghans, ils ont une des meilleures caves à vin de tout l’Etat…
Tout le monde le regardait, épouvanté. Barney ferma les yeux.
— Vous allez me dire que vous fêtez l’anniversaire de Martha, reprit Lawrence. Ça pourrait coller. Après tout on est en mars et tu es née le 12 juin, n’est-ce pas ?
Martha baissa le nez d’un air furieux.
— Dans ces cas-là, vous auriez dû m’inviter. À moins qu’il ne se dise ici des choses que je ne devrais pas entendre.
Il ne fallait pas compter sur Lawrence pour avoir le triomphe modeste. Ils s’attendaient tous à un long monologue pour les humilier à fond et prendre une lourde revanche sur le mépris qu’ils lui témoignaient.
Aussi furent-ils agréablement surpris de voir surgir Archie. Il était pourtant hors de lui. En soulevant la tenture, il s’était pris les pieds dedans et avait juré abominablement. Maintenant, il se tenait debout au-dessus des dîneurs et cherchait pour les apostropher un mot plus fort que celui qu’il avait adressé à l’innocent rideau.
Barney mit ce répit à profit pour se lever.
— Archie, dit-il fermement, je peux vous voir seul à seul ?
C’était moins une question que l’énoncé d’une évidence et Archie fut surpris lui-même de ne trouver aucun argument à opposer.
Ils quittèrent l’arrière-salle, laissant les autres à un Lawrence désemparé. Tous s’empressèrent de vider les lieux à leur tour.
— Vous êtes en voiture ? demanda Barney.
— Elle est devant la porte.
— C’est peut-être là qu’on sera le mieux.
Ils sortirent du restaurant. La Jaguar d’Archie était stationnée devant. Au volant, le chauffeur s’était assoupi. Barney tapa à la vitre et lui fit signe de descendre :
— Lawrence te ramènera, dit-il. Se tournant vers Archie, il ajouta : je vais conduire.
Ils montèrent et la voiture démarra.
Archie avait toujours été un peu impressionné par Barney. En temps normal, celui-ci se pliait à ses caprices et faisait mine d’accepter son autorité, y compris ses coups de gueule. Mais l’un et l’autre savaient que cette soumission était strictement volontaire. Si Barney avait voulu résister, Archie aurait été incapable de lui imposer quoi que ce soit. C’était exactement ce qui était en train de se passer. Archie était venu pour faire une scène ; voilà qu’il était maintenant assis sagement à côté de Barney, attendant ce que celui-ci avait à lui dire.
— Toute cette affaire est un montage, Archie.
Ils échangèrent un coup d’œil.
— Un montage dans lequel on s’est laissé manipuler jusqu’au bout.
Archie toussa dans sa main. Il aurait aimé pousser une exclamation indignée, rire méchamment. Mais avec Barney, il savait qu’il valait mieux prendre les choses au sérieux.
— Un montage ! Expliquez-vous.
— Parlons un peu de Marcus Brown.
Cette interpellation était en elle-même une petite provocation. Les contacts avec les commanditaires de Providence étaient du ressort exclusif d’Archie. À l’extrême, il aurait aimé que personne ne connaisse même leur nom. Dans le cas de Marcus Brown, c’était évidemment impossible puisque la plupart des agents recrutés par Archie provenaient de la CIA.
— Eh bien quoi, Marcus Brown ?
— Un type sympa, non ? Un peu secret, peut-être. Mais dans ce métier, il vaut mieux ça, n’est-ce pas ?
Barney conduisait en baissant légèrement la tête et gardait la main sur la poignée en bruyère vernie du changement de vitesse.
— Je l’ai connu en 89 au Liban, reprit-il. Il était chef de station. La guerre était finie. On se la coulait douce. Moi, j’étais beaucoup plus jeune que lui. Il me racontait ce qu’il voulait.
— Et alors ?
— Alors, je croyais bien le connaître. Toutes ces soirées à boire ensemble.
Archie sursauta. Il était en train de se faire balader. Il le sentait.
— Écoutez, Barney, n’essayez pas de m’enfumer. Vous avez fait une connerie et…
— Laissez-moi finir.
Quand son visage était grave, Barney rayonnait d’une autorité qui tenait tous ses interlocuteurs en respect, même Archie.
— J’ai fait reprendre les états de service de Marcus Brown par mes équipes.
— « Vos » équipes.
— Les nôtres, si vous préférez. De toute façon, c’est Providence qui est en jeu.
— Résultat ?
— Un trou. Pas grand-chose. Rien de secret d’ailleurs. Seulement une période de trois ans dont il ne m’a jamais parlé, ni à personne apparemment.
Un feu rouge incongru, en rase campagne, arrêta la Jaguar. Puis ils redémarrèrent.
— Afrique du Sud. De 75 à 78. Le moment où le Mozambique devient communiste et commence à harceler le voisin sud-africain. Il faut mettre sur pied la résistance. Les services secrets rhodésiens s’acoquinent avec d’anciens colons portugais et une bande d’opposants mozambicains déçus par la révolution. Ils créent la Renamo, un mouvement pas très fréquentable. Des incapables, surtout. Il faut tout leur apprendre. Les États-Unis ne sont pas contre, mais ils doivent rester discrets. Il faut trouver un relais privé, quelqu’un qui puisse faire le lien avec la guérilla, mais sans compromettre personne.
Les contorsions politiques occidentales en Afrique étaient pour Barney un sujet de dégoût presque physique. Son visage se contractait quand il évoquait ce sujet.
— C’est comme ça qu’ils découvrent McLeod, ajouta-t-il. Ce n’était encore qu’un petit entrepreneur de transport mais avec les dents qui rayent tous les parquets, même en bois exotique. Il commence à faire parler de lui. Marcus Brown va le voir. Ils ont une assez grande différence d’âge. Brown est plus jeune de dix ans. Mais ils s’entendent. La CIA a besoin d’un transporteur. McLeod fait dans le camion et pour s’amuser il a racheté une petite compagnie d’aviation. Avec les contrats de la Compagnie, il va faire fortune.
Archie regardait le profil grave de Barney concentré sur la route.
— Comment savez-vous tout ça ?
— Je vous l’ai dit : il n’y a rien de secret. Du non-dit, seulement. Avec quelques recoupements, on trouve tout.
— Ensuite ?
— Ensuite, McLeod fait sa carrière dans le business et Marcus dans le renseignement. Ils gardent des relations amicales. McLeod ne travaille plus pour la Compagnie, mais les deux amis continuent de se voir et gardent l’habitude de la discrétion. Ils se rencontrent toujours seuls. Parfois, ils se retrouvent dans des groupes politiques. Tu sais que Brown doit sa carrière aux républicains. McLeod est proche des néoconservateurs. Mêmes idées, mêmes relations, mêmes réseaux.
— Qu’est-ce que vous en déduisez ?
— Rien, c’est entendu. Personne ne peut dire quelles relations entretiennent les deux hommes. Après tout, c’est peut-être bien une simple amitié.
Barney avait toujours l’habitude, qui agaçait Archie, de pousser assez loin le point de vue qu’il s’apprêtait à détruire.
— Vous n’y croyez pas ?
La route devenait sinueuse et Barney s’appliquait à conduire les bras tendus, comme un pilote de course.
— Depuis deux ans, Marcus Brown a pris plus de vacances que pendant les deux décennies précédentes. Sur une dizaine de voyages qu’il a faits, nous avons procédé à des vérifications. McLeod était à chaque fois présent dans les parages.
— Depuis deux ans… répéta Archie en hochant la tête.
— Maintenant, écoutez-moi bien et ne me demandez plus de preuves. Ce que je vais dire est une pure déduction, un échafaudage intellectuel que personne ne peut vous obliger à accepter.
— Allez-y.
— Tout le plan choléra a été conçu par McLeod en liaison avec Harrow. Paul a eu le temps de me le confirmer au téléphone après l’avoir vu.
Archie émit un grognement à l’évocation de cette trahison.
— Quand il monte son projet d’extermination, poursuivit Barney, McLeod a besoin de conseils pour sa sécurité et celle des autres membres du séminaire 67, en premier lieu Rogulski. Il demande à Marcus Brown. McLeod sait qu’il peut faire confiance à Brown. Après tout ils ont les mêmes idées. Il est possible aussi qu’il le tienne. Je suis persuadé que Brown a un peu touché sur les contrats qu’il a apportés à McLeod.
— Oh ! C’est une honte d’insinuer une chose pareille.
— Arrêtez de faire votre vieille Anglaise, Archie. Vous savez mieux que moi comment marchent les affaires. En tout cas, peu importe. Le fait est que Brown conseille McLeod. Il y a gros à parier que l’idée du cambriolage à Wroclaw est de lui.
Archie fit une moue, comme s’il acquiesçait à contrecœur et n’en pensait pas moins.
— Malheureusement, Harrow met son grain de sel. Il ne peut pas s’empêcher de donner un coup de griffe à ses rivaux de la libération animale. D’où la revendication FLA affichée sur les murs du laboratoire. À priori, ça n’a guère d’importance et pourtant, c’est le détail qui va tout faire déraper. Les Polonais sont intrigués par ces inscriptions. Ils en parlent aux Anglais. Votre ami lord Brentham y voit une occasion de vous faire plaisir. Et le MI 5, par hasard, nous met sur une piste américaine…
Barney se mit à sourire et jeta un coup d’œil à Archie, tassé sur son siège.
— Et vous, continua-t-il, vous allez comme une fleur porter l’affaire à Marcus Brown.
— Le « comme une fleur » est inutile. Je dirai même déplacé.
— En tout cas, c’est ce que vous faites.
Des gouttes de pluie tombèrent sur le pare-brise quoiqu’il fît encore grand soleil et Barney se pencha pour voir où était le nuage.
— Que fait Marcus Brown en entendant vos révélations ? Il achète. S’il n’avait pas donné de contrat à Providence, vous auriez pu proposer l’affaire à un autre service. Qui sait, vous auriez peut-être même décidé de poursuivre l’enquête sur fonds propres.
— C’est mal me connaître.
— En tout cas, Brown achète. Il nous donne un contrat pour travailler sur l’affaire. Comme ça, il a accès au dossier. Il sait ce que nous savons. Il nous laisse le soin de repérer les points faibles de sa propre opération... Malheureusement, Paul et Kerry se débrouillent bien, trop bien même, et ils remontent la filière. Harrow, l’étudiant français, le rôle de Rogulski, le plan choléra : ils comprennent trop de choses. Brown sort le carton rouge. On arrête tout ! Vous rencontrez Paul et Kerry en Italie et vous leur donnez l’ordre de rentrer à la niche.
— À la niche ! répéta Archie en haussant les épaules.
On sentait néanmoins qu’il était entraîné par la puissance de conviction de Barney.
— Le problème, c’est qu’ils n’obéissent pas – Brown vous rappelle à l’ordre. En même temps, il donne un coup de main pour les neutraliser. Ce sont des contacts à lui qui vous ont fourni des hommes en Autriche pour séquestrer Kerry. Je me trompe ?
— Non.
— Et à New York, il donne un coup de main au groupe de Harrow pour tendre un piège à Paul et le capturer dans les sous-sols de la SACN. C’est ce qui explique que Brown soit le premier prévenu de son enlèvement.
Archie gonflait et dégonflait les joues comme s’il jouait du cornet à piston. C’était une manière de garder une contenance. Depuis le temps qu’il exerçait des fonctions d’autorité, il avait un peu perdu l’habitude de se faire dire son fait. Il cherchait visiblement dans les différents registres de sa personnalité la réaction appropriée : une bordée de jurons de Brooklyn ou un trait mordant d’ironie britannique. Finalement, il opta pour le fair-play.
— Un point pour vous, Barney. J’admets qu’il y a du plausible dans ce que vous venez de me dire. Mais à supposer que vous ayez raison, quelle conclusion en tirez-vous ? Qu’est-ce que l’on fait en pratique ?
— On arrête de chasser pour les autres. Il faut soutenir Kerry et Paul. C’est exactement ça que j’avais prévu d’aller vous dire demain matin. La réunion de ce soir devait me permettre de faire le point sur les dernières informations pour pouvoir vous convaincre.
Barney s’attendait vaguement à une résistance, à des arguments contraires. Il imaginait éventuellement un chantage affectif du genre « après tout ce que j’ai fait pour vous » ou « vous voulez me mettre au rancart ». Mais il se demanda jusqu’à quel point Archie, de son côté, n’avait pas été gagné par le doute ces derniers temps car il accepta sa défaite avec facilité.
— Ils sont arrivés à Rio, à votre avis ? demanda-t-il.
Barney sursauta et fit presque faire une embardée à la voiture. Heureusement, personne ne venait en face.
— Qui vous a dit qu’ils allaient à Rio ?
— Brown.
— Et comment pouvait-il le savoir ?
— J’ai pensé que ça venait de ses services. Après tout, il a beaucoup d’agents sur la piste de Kerry et Paul.
— Quand vous l’a-t-il dit ?
— Ce matin.
— Ce matin, ils n’avaient pas encore pris l’avion et de toute façon, ils ont de fausses identités. Personne ne pouvait savoir ce matin qu’ils devaient aller au Brésil. Personne sauf McLeod.
— McLeod ?
— C’est lui qui leur a conseillé d’aller là-bas. Que vous a dit Brown exactement ?
— De tâcher de découvrir de quels soutiens ils bénéficiaient encore à Providence.
— Il n’a pas demandé de les poursuivre au Brésil ?
— Non.
— C’est qu’il a la certitude de pouvoir s’en charger lui-même. Je comprends pourquoi : de tous les pays engagés dans le plan choléra, c’est le seul où un ancien membre du séminaire 67 contrôle la police.
D’un coup de volant, Barney fit opérer à la Jaguar un demi-tour serré sur un parking et ils repartirent dans la direction d’où ils venaient.
— Et là-bas, la police ne discute pas. Elle tue.